Le film “Joker” est-il dangereux ?
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Christina Newland, publié le 2 septembre 2019
The Guardian, Londres
NON, Il oblige à réfléchir
Une des principales critiques adressées au film de Todd Phillips* racontant les origines du Joker est qu’il donnerait des arguments au mouvement des “incels”, ces hommes qui se présentent comme des “célibataires involontaires”, se voient comme des ratés ou des “mâles bêta” [par opposition au concept de “mâle alpha” ou “dominant”] avec qui aucune femme ne veut coucher. Misogynes, en colère et s’estimant en droit d’exiger de l’attention et une satisfaction sexuelle, les “incels” ont démontré leur penchant pour la violence réelle, comme en 2014 à Isla Vista, en Californie, où un homme a ouvert le feu dans les locaux d’une association d’étudiantes, faisant onze blessés et provoquant la mort de six personnes avant de se suicider.
Dans le film, Joaquin Phoenix incarne un homme profondément déséquilibré, Arthur Fleck, qui est à tous les niveaux un raté et peut-être un “incel”, même s’il n’en revendique pas l’étiquette. Sans ami à l’exception de sa mère, il travaille comme clown, et le rire compulsif qui le secoue inopinément met mal à l’aise tous ceux qu’il rencontre. À l’instar [du personnage] de Travis Bickle dans Taxi Driver (1976), lorsque Arthur s’éprend d’une jolie femme qu’il connaît à peine, Sophie (Zazie Beetz), son imagination ne connaît plus de limites.
L’amour et le sexe – ou plutôt leur absence, dans le cas d’Arthur – ne sont pourtant pas les principaux facteurs qui le poussent à la violence. Ce dernier n’exprime jamais de haine particulière à l’égard de Sophie. Arthur est mû par un besoin (très similaire à ce que ressentent de nombreux “incels”) d’être remarqué et aimé. En l’occurrence, Arthur aspire à devenir une star de stand-up ; mais, ne parvenant pas à réaliser ce rêve, il emprunte un chemin plus tortueux pour arriver sous le feu des projecteurs.
Un risque d’identification ?
Si certains commentateurs poussent aujourd’hui des cris d’orfraie, c’est par crainte que ce Joker ne devienne une forme d’incitation à la violence ou une icône du mouvement des “incels”. C’est une possibilité : Arthur Fleck est un homme réellement blessé, qui cherche de l’aide et suit un traitement psychiatrique, mais les coupes dans les budgets des services sociaux le privent des soins dont il a besoin.
Certains hommes solitaires et isolés pourraient-ils s’identifier à lui ? Pourrait-on voir émerger des individus semblables à John Hinckley – l’auteur d’une tentative d’assassinat contre Ronald Reagan, qui était obsédé par le personnage de Travis Bickle –, susceptibles de passer à l’acte après avoir vu un film racontant l’itinéraire d’un tel personnage ? Peut-être. Est-ce que Le Loup de Wall Street (2013) incite les courtiers à escroquer leurs clients ? Scarface (1983) fait-il l’apologie de la cocaïne ? En quoi cet argument se distingue-t-il de celui qui consiste à accuser les jeux vidéo d’inciter à la violence ?
Sur le fond, le Joker de Todd Phillips nous dit que c’est en ignorant le sort d’individus abîmés par la vie comme Arthur Fleck que la société invite le meurtre et le chaos en son sein. C’est une thèse que l’on peut discuter, mais il est certain que ce film nous livre un récit magistral : c’est avec un mélange troublant de fascination et de perversité que l’on observe ce personnage devenir le plus célèbre méchant de Gotham City.
En dépit des critiques qui reprochent au film de tenir un discours réactionnaire qui légitimerait la violence des “incels”, ce Joker n’adhère pas à une vision politique particulière. Alors que c’est la réduction des budgets des services sociaux qui fragilise Arthur et que Todd Phillips prend soin de mettre en avant les effets délétères de l’omniprésence des armes dans la société, il est étrange de présenter le Joker comme un film entièrement de droite. Il s’agit d’une œuvre intelligente, esthétiquement réussie et très troublante : l’homme qu’elle décrit est le produit de notre époque. Et ceux qui se conditionnent à détester un film sur la base de son orientation politique présumée ne font qu’abîmer la culture du cinéma.
*Joker a reçu le lion d’or à la Mostra de Venise en septembre.