Phantom Thread
Partager

Synopsis
Critique lors de la sortie en salle le 13/02/2018
Par Pierre Murat
Dans Phantom Thread, le couturier Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis, magique comme d’habitude) a pris l’habitude de dissimuler, dans les doublures des robes qu’il crée, un message, une maxime, voire une mèche de cheveux, comme pour maintenir, entre elles et lui, un lien secret, un « fil invisible » (d’où le titre)… De la même façon, Paul Thomas Anderson a souvent parsemé ses films d’hommages à des cinéastes admirés. Ainsi l’étonnant plan-séquence de Boogie Nights (1997) — des fêtards entrant dans un night-club de Los Angeles — évoquait, sans aucun doute, l’ouverture du Plaisir, de Max Ophuls (dont il dit revoir les grands films au moins une fois par an). Le final de There will be blood (2007) — l’irrésistible chute d’un magnat du pétrole — rappelait, lui, par sa démesure, le style de Stanley Kubrick, un autre de ses maîtres.
Qui pourrait se dissimuler sous la perversité anxiogène, l’élégance sophistiquée de Phantom Thread ? Alfred Hitchcock, bien sûr, ne fût-ce que par la présence de Cyril (Lesley Manville), la sœur du couturier, silhouette inquiétante et sombre, droit sortie de Rebecca. L’autre influence pourrait être Luchino Visconti, par cette approche méticuleuse d’un monde suranné, destiné à disparaître. La scène où le héros, fiévreux, voit dans sa chambre sa mère adorée, depuis longtemps disparue, évoque Violence et passion, dans lequel Burt Lancaster, lui aussi vieillissant, orgueilleux et muré en lui-même, faisait face aux femmes de sa vie.
Dans les années 1950, Reynolds Woodcock est, donc, ce couturier londonien fêté (une sorte de Cristóbal Balenciaga), dont on se demande, tout de même, s’il a du talent, tant ses robes, toutes destinées à des altesses hors du temps, sont aussi glacées et figées qu’elles. Il ne pense qu’à son art et à sa mère, vit avec sa sœur, qui prend un visible plaisir à se débarrasser de ses conquêtes lorsqu’il s’en lasse. Mais la servante d’auberge qu’il choisit pour nouvelle égérie, Alma (Vicky Krieps), diffère de toutes les autres. Woodcock tente bien de la réduire en utilisant ses armes habituelles — la séduction et la muflerie —, mais elle ne se laisse pas faire. Elle résiste, ce qui lui vaut des attitudes et des répliques de plus en plus blessantes. Elle rosit — et la caméra du cinéaste cadre alors de très près son visage. Alma rosira beaucoup durant tout le film : à chaque humiliation, mais aussi à chaque décision qu’elle devra prendre pour ne pas perdre cet être égotiste et enfantin.
Des Reynolds Woodcock, le cinéaste en a beaucoup peint dans sa carrière : le génial tyran sans âme de There will be blood (Daniel Day-Lewis, déjà). Et le minable gourou d’une secte machiste célébrant le pénis (Tom Cruise dans Magnolia). Comme eux, Reynolds Woodcock se croit fort. Comme eux, il ne l’est pas. « Si tu t’avises de t’opposer à moi, je te détruirai en un instant », lui dit, très calme, sa sœur, lors d’un de leurs rares affrontements. Et il sait qu’elle dit vrai.
Etrangement, ce film aux sentiments engoncés et aux décors asphyxiants (avec ses escaliers étroits et ses murs resserrés, la maison de couture de Woodcock ressemble à un goulot d’étranglement) regorge de fulgurances : tel ce plan expressionniste où le héros, au volant de sa voiture, semble avaler les maisons des villages qu’il traverse, tout comme les arbres fantomatiques venus à sa rencontre… Et dans cette œuvre si éthérée, la nourriture joue un rôle essentiel. Sur le point de tomber amoureux, le couturier commande à sa future muse un petit déjeuner pantagruélique, comme un gouffre sensuel dans lequel il consentirait à sombrer. Dès lors qu’Alma lui pèse, en revanche, la moindre biscotte qu’elle fait craquer en y étalant du beurre lui apparaît comme une insulte à sa vie et à son art… Et puis, dans une scène confondante tant s’y révèle son talent, Paul Thomas Anderson — comme Hitchcock, jadis — fait de la préparation d’une omelette un moment où le temps semble se distendre, et de chaque bouchée, longuement mâchée, un suspense infini.
On s’aperçoit, alors, que ce film en trompe-l’œil est probablement le plus cinglé qu’il ait jamais tourné. Certes, on n’y voit pas pleuvoir des grenouilles, comme dans Magnolia (1999), quand le cinéaste passait pour un petit génie dont la mégalomanie égalait celle d’Orson Welles. Mais avec ce couple que l’art réunit et que le quotidien sépare, il a l’insolence de célébrer la passion, la démesure, l’amour fou qui se nourrit de tout, même du sadomasochisme, pour exister encore et toujours. Ce n’est pas « le bonheur dans le crime », cher à Barbey d’Aurevilly, qu’il exalte, mais la perte de soi pour mieux embraser l’amour de l’autre. Accepter de s’oublier, au risque de se perdre : François Truffaut avait évoqué ces tourments, jadis, dans La Sirène du Mississippi. Paul Thomas Anderson les porte jusqu’à l’incandescence.